• Strangers in the night

    - Lève-toi, Felipe !

    - Eh, eh... Il ouvrit les yeux en sursautant.

    - J'ai entendu des bruits en bas, susurra Rita. J'ai peur.

    - Les meubles parlent entre eux la nuit. Rendors-toi.

    - Je ne rigole pas, Felipe. Et si on nous cambriolait ?

    - Bien sûr... Et alors ?

    Felipe finit de se réveiller. Il avait bavé sur son oreiller et sur le diable de Tasmanie imprimé sur son tee-shirt, son sommeil était très profond, le travail à la banque l'avait préparé à l'uppercut final de la télévision et ensuite au lit. C'était le prix de tant de triomphe. Il ne pouvait pas se plaindre. Il ne devait pas se plaindre.

    Il y eut un silence et cette fois-ci il entendit, nettement, un bruit d'objets métalliques s'entrechoquant. Des pas feutrés.

    Edipo n'avait pas aboyé, c'est bien la peine d'acheter des chiens !

    - Tu vas descendre ? Est-ce que tu vas descendre ? Fais attention !

    Il n'aurait pas voulu descendre: pourquoi risquer sa vie ? Il n'avait pas le choix: la voix et le regard de Rita avaient décidé pour lui. Il se dirigea vers l'armoire, il manqua de trébucher sur les manettes de la Super Nintendo dans un coin. Il chercha le revolver à la crosse nacrée qu'il n'avait jamais utilisé. Il le chargea avec maladresse. Ah, Rita, si obsédée par la stéréo, les porcelaines de Lladro, les toiles de Gildaro, le tapis persan, etc. Il devait reconnaître, il y avait de quoi se préoccuper: les objets s'accumulaient, agressifs par leur présence matérielle, si indispensables dans son univers qu'ils devenaient naturels: les formes devenues fond.

    Il s'arrêta sur le seuil de la chambre. Avant de continuer, il regarda anxieusement Rita, en espérant qu'elle le libérerait de son obligation. Assise sur ses jambes dans le lit, le pyjama de soie blanche et transparente qui laissait deviner ses seins fermes, batailleurs, Rita le poussait à l'affrontement.

    - Et ?

    - J'y vais.

    Il chercha l'escalier dans l'obscurité. Il le connaissait par coeur, combien de fois il l'avait monté ivre, jamais un accident. Il s'arrêta sur la première marche. Ah, Rita. Ces choses devaient  arriver pour qu'il se rende compte comment et combien elle l'avait changé. Ce n'était pas seulement de sa faute à elle, il y avait en lui quelque chose de très réceptif à ses conseils, qui n'étaient pas mauvais, après tout.

    Il distingua deux silhouettes. Elles avaient ouvert la porte principale et vidaient méthodiquement le salon comme si c'étaient des employés d'une société de déménagement. Ce n'était pas difficile d'imaginer un camion devant la porte. Tant de cynisme scandalisait. Les types n'avaient même pas pris la peine d'escalader la grille, ils avaient sûrement eu les clés par la femme de ménage ou le jardinier. On ne pouvait plus se fier à personne. Et le pauvre Edipo, peut-être complètement aplati dans le jardin.

    Il eut froid. Il regretta de ne pas avoir enfilé au moins ses pantoufles. Et maintenant, quoi ? Il avait lu que si l'on avait un revolver entre les mains, on devait être décidé à l'utiliser. Dans les films, tirer paraissait aussi facile que mâcher un chewing-gum ou ignorer les mendiants dans la rue. Comment empoigner le revolver, il ne le savait même pas. Peut-être qu'en faisant feu il serait capable de se mettre une balle dans la tête, on ne dit pas que c'est le diable qui appuie sur la gâchette ?

    Le rez-de-chaussée se vida. C'était une opération minutieuse : pour emporter le réfrigérateur, deux individus de plus, à forte corpulence, bien habillés, l'air insouciant, apparurent. Ils ne s'efforçaient même plus d'étouffer le bruit, persuadés que le couple à l'étage, bien qu'il fût réveillé, serait trop intimidé pour faire quelque chose. Appeler la police ? Ce ne serait pas étonnant que les cambrioleurs fussent de la police. Il se dégageait d'eux une certaine certitude d'impunité que seule donnait le contact avec les autorités.

    Sur le palier de l'escalier, protégé par les ombres, Felipe découvrit peu à peu qu'il lui était plus facile de ne rien faire que de faire quelque chose. Il y avait du dépouillement bouddhiste dans sa posture immobile, un revolver étincelant qui avait l'air d'un jouet entre les mains. Admirable, le travail méticuleux des gars : des types sûrement sympathiques, avec qui il aurait pu aller se saouler la gueule. Quand il était petit et qu'il jouait aux gendarmes et aux voleurs dans le quartier, il préférait être du côté des méchants. La fin des films le décevait toujours par l'obstination à remettre en ordre le désordre, faisant un triomphe non mérité et souvent irréel à ceux qui ne le méritaient pas.

    Après tout, il n'avait jamais aimé les clowns de Lladro. Et la stéréo était un cadeau de sa lamentable belle-mère. Rita pleurerait pour la table, ô combien elle se vantait auprès de ses amis de son authentique Nathan Allen ! Et les cassettes de la Super Nintendo qui venaient d'être achetées et même pas déballées ? Trop tard : il les avait laissées sur la table. Il avait de la peine pour les coqs de Gildaro. Sans réfrigérateur, ni assiettes, il n'y aurait pas de petit déjeuner le lendemain. Le manque de tapis laisserait voir l'état déplorable du parquet. L'absence de meubles agrandirait la maison et donnerait un aspect vertigineux au vide. Il y aurait plus de silence. Peut-être que le moment était venu de faire des enfants. Il devait être réaliste, avec Rita dans l'immobilier et lui à la banque, ils n'avaient le temps de ne rien faire. Les plantes crevaient de soif, Edipo crevait de faim (il faudrait congédier la femme de ménage).

    Les lumières s'allumèrent, deux pistolets le visaient.

    - Alors comme ça, l'ami voulait nous surprendre, dit un homme à la voix nasillarde, la chemise impeccablement blanche.

    - Aha ! Tatatan ! Tel est pris qui croyait prendre ! dit un nain avec des tâches de rousseur.

    - Le diable de Tasmanie, quelle trouille ! Ça n'se fait pas, l'ami. Regardez, on a été gentils.

    - Pas de bruits, pas de sang.

    - On a même pas tué le chien.

    - Ça aurait été facile de monter dans la chambre, de vous attacher les mains et de vous laisser regarder comment on faisait jouir votre femme.

    - Parce qu'elle a l'air de manquer de quelque chose, hein ?

    Felipe voulut répondre. La voix nasillarde le rendait encore plus nerveux.

    - Tant de gentillesse, et pourquoi ? Pour que vous veniez avec un truc aussi pathétique qu'une arme à feu.

    - Une arme à feu !

    - Pathétique.

    - Quelle punition on va lui donner ? Pirouette, cacahuète ... ?

    - La maison est en carton, pirouette, cacahuète...

    Felipe balbutia quelques excuses.

    - J'étais en train d'admirer votre travail. Très professionnel. Tellement professionnel que je pensais que vous ne pouviez pas partir sans ce revolver. Comment s'en aller sans le plus important ?

    - Qu'il est drôle celui-là !

    Les revolvers étaient toujours pointés sur Felipe.

    - C'est vrai qu'il doit être cher, dit le type au visage tavelé en prenant l'arme entre ses mains. Il doit même pas marcher mais c'est ce genre d'antiquités qu'on t'achète pour un paquet de fric.

    - Cadeau de mon grand-père. Et à l'étage, il y a d'autres choses meilleures encore. Allez-y, faites comme chez vous.

    Les deux autres apparurent sur le pas de la porte.

    - Qu'est-ce vous foutez ? Pourquoi vous mettez autant de temps ?

    - Regardez ce qu'on a trouvé, dit le type au visage tavelé.

    - Il a vu nos têtes. On doit s'en débarrasser.

    - Ce type est un marrant, dit le nasillard. Ça le sauve. On se tire. Si on apprend une seule dénonciation, on reviendra. Vous avez vu qu'on a pas de mal à rentrer dans votre putain de maison ?

    - Et votre femme. Pensez à votre femme.

    - Merci, dit Felipe, merci beaucoup.

    Les types s'en allèrent en emportant son revolver. Felipe remonta lentement dans la chambre. La voix du nasillard résonnait dans sa tête. Quelle punition on lui donnerait ? La maison est en carton, pirouette, cacahuète.

    - Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Je t'ai entendu parler avec eux.

    - Rien, chérie, dit Felipe, en se couchant à côté de Rita, lui tournant le dos. Dors, demain sera un autre jour.

    - Felipe, bon Dieu, qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu ne peux pas me laisser comme ça !

    - Dors, merde.

     

    Traduction réalisée par l'atelier de traduction littéraire du Lycée Camille Jullian de Bordeaux

     


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